Ce jour-là, c'était jour de funérailles. Il y avait peu de monde, la personne décédée n'ayant que peu d'amis et encore moins de famille. Un monsieur Harlow, dont le prénom avait été oublié avec le temps. Tout ce qu'il laissait derrière lui, c'était deux ou trois piliers de bar qui étaient à peine des connaissances, une femme et un enfant. Mais ce n'était pas non plus comme si ces deux derniers avaient été plus proches de lui que les alcooliques évoqués plus haut. Ce dont on se souviendra de lui, c'est qu'il se brisait le dos tous les jours dans un boulot des plus compliqués et qu'il avait au moins le mérite de pouvoir nourrir sa famille, même si sa famille elle-même lui semblait être composée d'inconnus. Certes, il les voyait peu, dû à ses horaires, mais à aucun moment il n'avait cessé de les aimer, sa femme, et son garçon... ce petit garçon de sept ans qui, même s'il ne connaissait son père seulement comme une ombre qu'il apercevait pendant une vingtaine de minutes le soir, l'admirait. Aux yeux de l'enfant, sans raison particulière, le vieux Harlow était un héros, le plus grand de tous.

Mais le héros avait périt, c'était son enterrement. L'enfant pleurait, la mère le tenait fermement par le poignet pour ne pas qu'il s'éloigne d'elle, un air sévère sur le visage. Rien sur elle ne semblait être triste, et de toute façon elle ne l'était pas. Ce qu'elle avait aimé chez Harlow n'était pas Harlow lui-même, mais le fait qu'il soit d'une classe sociale à peine plus élevée que la sienne et qu'à cause de sa naïveté sans limite, elle n'avait aucun soucis à dépenser l'argent qu'il gagnait durement de façon absolument pas appropriée. C'était donc le seul malheur qu'elle ressentait face à cette perte, des ne plus avoir d'argent. Non, pas le seul en fait, parce qu'elle avait encore l'enfant sur le dos. En voilà un autre, de malheur, ce gamin pleurnichard et tellement pas costaud qu'un coup de vent aurait pu le briser en deux. Qu'allait-elle bien pouvoir faire de ce fardeau ? Elle aurait pu s'en débarrasser, proprement, et l'enterrer quelque part. Mais si on l'avait retrouvé un jour, ç'aurait été elle qu'on aurait de suite soupçonnée. Elle ne pouvait pas le tuer. Et puis, il pourrait toujours lui servir.

C'était avec un sourire emprunt de satisfaction qu'elle tira sur le poignet du gosse pour le ramener vers leur voiture aux allures d'épave, ne prenant même pas la peine de feindre le deuil devant les quelques rares invités qui ne se gênèrent pas  pour la dévisager. L'enfant avait tendu un bras désespéré et faible en direction de la tombe de son père, ne pouvant réprimer les larmes qui ne cessaient de couler. C'était comme s'il savait ce qui l'attendait une fois qu'il serait monté dans cette voiture. Il ne voulait pas y aller. Il avait lancé quelques regards de détresse aux invités, comme un appel à l'aide. Ils avaient tous baissé les yeux, abandonnant l'enfant à l'emprise despotique de sa mère.

"Tu dois aider ta pauvre mère, Lucky." C'était ce qu'elle disait au gamin à chaque fois qu'il semblait rechigner devant quelque chose qu'elle lui demandait de faire. Et s'il ne voulait toujours pas, le visage de la mère changeait totalement, devenant celui d'un démon. Lucky craignait ce visage, car il savait que les coups n'étaient jamais très loin. Cela faisait presque un an que le père avait disparu, et c'était devenu une rengaine quotidienne. Il avait essayé de lui tenir tête, les premiers mois, mais il s'était vite rendu compte que c'était tout sauf une bonne idée. Et de toute façon, du haut de ses huit ans et avec le corps frêle qu'il avait, il n'était absolument pas en mesure de faire quoi que ce soit. Il acceptait son sort, se disant qu'au moins, il faisait plaisir à sa mère en l'aidant.

Des coups, il en prit durant les années qui suivirent. Des insultes, il en a entendu. Au début, cela lui donnait l'impression qu'on lui arrachait doucement le coeur de son emplacement, et les "Tu devrais être mort plutôt qu'être dans mes jambes à m'emmerder" et autres raisonnaient jusque tard dans sa tête, l'empêchant de dormir. Il savait que sa mère ne l'avait jamais aimé, mais il n'aurait jamais imaginé que cela puisse aller aussi loin. Il avait dix ans, lorsqu'elle le fit travailler pour la première fois. Vous savez, on trouve dans certains quartiers sombres des gens peu scrupuleux qui se foutent bien de faire travailler des enfants, à partir du moment où le boulot est fait. Lucky se rendait vite compte que l'enfer ne faisait que commencer, ce qu'il avait vécu avant, ce n'était que son jugement.

Des boulots en tout genre, voilà ce qu'il faisait. Mais pas des boulots que les gens normaux font, des boulots de camés, des boulots qui ne devraient même pas exister, auxquels les enfants ne devraient jamais être confrontés. Mais la mère de Lucky se foutait bien de ce que son fils voyait et vivait, du nombre de fois qu'il avait peut-être frôlé la mort. Il lui rapportait du pognon, et c'était en ça que résidait la partie importante de la chose. Cet enfer dura pratiquement deux ans. Jusqu'au jour où, enfin, quelque chose était venu le sortir de son malheur qui semblait ne pas vouloir prendre fin.

C'était une femme, bien habillée et visiblement d'une classe sociale assez élevée, qui était venue taper à leur porte. Elle disait qu'elle était venue après avoir entendu des rumeurs sur l'état du gamin qui vivait là. La mère avait essayé de se défendre, mais la simple vue de Lucky avait convaincu la femme que quelque chose ne tournait pas rond. Elle avait emmené le gamin avec elle et c'était sûrement la première fois que Lu' se sentit en sécurité quelque part. La seule véritable chose dont il se souvient de ce jour-là est que, une fois dans la voiture de la femme qui était venu le chercher, cette dernière lui avait tendu un bonbon. Il n'en avait jamais mangé avant, et ce fût une sensation qu'il n'oublia jamais. Il est d'ailleurs bien probable que son addiction aux sucreries soit partie de ce jour-là, étant donné qu'il a commencé en en consommer en masse depuis cette époque.

A partir de ce jour, il n'eût plus aucun contact avec sa mère. Il avait entendu qu'elle avait fini quelque part, il ne savait pas vraiment où, en prison peut-être. Il s'en moquait, car il avait de toute façon décidé d'oublier tout cela, bien que ce fût presque impossible. Il alla en famille d'accueil, c'était des gens gentils qui l'aidèrent à oublier toutes ses mésaventures. Après un certain temps, il a même commencé les cours. Cependant, on ne peut pas vraiment dire que quelque chose d'intéressant se passa durant cette période, alors on fera rapide. Il resta avec eux jusqu'à ses seize ans, et ce fût tout de même avec quelques regrets qu'il les quitta. Mais il savait qu'un peu d'indépendance, ça ne lui ferait sûrement pas de mal. De temps en temps, par contre, on lui livre un petit colis plein de sucreries, et c'est toujours le sourire au lèvres qu'il reconnaît l'adresse sur le paquet.

Aujourd'hui encore, parfois, il se réveille en pleine nuit, envahit par un sentiment d'angoisse dont il fait semblant d'ignorer l'origine. Il a enfermé tout ses mauvais souvenirs dans un coffre fort au fond de sa mémoire et s'y refuse tout accès. Il est aussi évident que tous les problèmes de stress dont Lucky souffre ne sont pas uniquement dus à la sur-consommation de sucre et de café, mais bien à tout ce qu'il a vécu étant plus jeune. Alors certes, ça lui a laissé des traces ( de toute façon l'inverse n'aurait pas été normal ), mais cela aurait pu être bien pire. Imaginez, il aurait pu devenir un délinquant.